Au début des années 60, à Rio de Janeiro, Ruth Bess et son mari Amy Courvoisier reçoivent l’écrivain brésilien Jorge Amado. Ils lui montrent les œuvres exposées dans leur appartement et signées par de grands artistes comme Picasso et Dali; mais, contre toute attente, c’est une gravure sur bois en noir et blanc de Ruth, une œuvre de jeunesse réalisée à l’école des Beaux Arts de Hambourg dans les années 30, qui retient l’attention de Jorge Amado.
L’écrivain lui indique que le nouveau musée d’art moderne de Rio a ouvert depuis 1959 un atelier libre de gravure sur métal. Il l’encourage à travailler la gravure et lui conseille de s’y inscrire. En 1964, Ruth intègre l’atelier du MAM pour se former sérieusement à la gravure. Elle y sera l’élève successivement de deux célèbres graveurs brésiliens : Roberto de Lamonica et Anna Letycia Quadros. L’atelier est très bien équipé: il dispose du meilleur matériel et des meilleurs professeurs. A l’âge de cinquante ans, Ruth ne peut imaginer meilleur endroit pour reprendre des études et se spécialiser en gravure sur cuivre.
Les travaux du musée d’Art Moderne de Rio, que nous appellerons MAM, ont commencé à partir de 1954 sous la direction de l’architecte moderniste brésilien Eduardo Reidy, disciple d’Oscar Niemeyer, sur un terrain gagné sur la mer, « l’atterro de Flamengo », juste à côté de l’aéroport Santos Dumont au fond de la baie de Guanabara. Il est composé de deux « blocs » principaux reliés par une longue rampe – escalier : le bloc des expositions et le bloc destiné aux ateliers. Le grand parc paysagé tout autour est l’oeuvre de Burle Marx. Vingt ans avant Paris, Rio allait avoir son « petit Beaubourg ».
Deux femmes d’influence pour le projet du nouveau MAM de Rio
Au milieu du 20 ème siècle, l’Ecole Nationale des Beaux Arts ( ENBA) n’a pas su prendre le tournant moderniste de l’art. La production d’oeuvres modernes dépendant d’un enseignement nouveau basé sur des techniques nouvelles, le projet de création d’un nouveau musée d’art moderne à Rio ( alors capitale du brésil) se met lentement en place. Il doit principalement son développement à deux femmes déterminées dans leur bataille pour l’avant-garde artistique : Niomar Moniz Sodré, épouse de l’influent Paulo Bittencourt, propriétaire de journal et Carmen Portinho ingénieur urbaniste, épouse de l’architecte Eduardo Reidy.
Niomar entame une dure bataille avec la municipalité de Rio pour l’implantation du nouveau MAM sur ce grand terrain. Sous son impulsion pour promouvoir l’avant-garde artistique et grâce aux relations de son mari, elle gagne son pari. Elle dirigera le MAM jusqu’en 1966.
Le projet phare de ce musée est donc la création d’une école pour la formation des artistes.
C’est à l’ingénieur et maître d’oeuvre Carmen Portinho que sera confié tout spécialement la réalisation du projet. C’est encore elle qui se déplace à Paris pour rencontrer l’artiste graveur et peintre Johnny Friedlander afin de recueillir les informations nécessaires pour le montage final de l’atelier. Elle témoigne:
"Niomar a vraiment adoré, elle a permis de dépenser tout, de tout faire, de dépenser tout ce dont on avait besoin dans cet atelier qui s'est révélé être l'œil du musée ...l'atelier de gravure devait être quelque chose de parfait...du moins pour cette période au Brésil, c'était parti!"
Carmen, militante active pour la professionnalisation des femmes, fut la seule femme sur le chantier de 30 000 m2, dirigea 450 ouvriers et ingénieurs pendant 4 ans de 1954 à 1958.
Fonctionnement et évolution de l’atelier libre de gravure du MAM Rio
En 1959, différents cours débutent dans le bâtiment dédié et appelé « bloco escola »:
– l’atelier libre de peinture dirigé par Edson Motta et Aluisio Carvao
-l’atelier de peinture pour enfants dirigé par Cesar Oiticica
-l’atelier de composition et analyse critique dirigé par Fayga Ostrower
Témoignage de Fayga Ostrower en 1993:
“Il y avait une bonne ambiance dans le musée et nous travaillions très bien. Carmen (Portinho) a compris qu’il faudrait créer un lieu de vie d’un point de vue didactique, proposant des cours autonomes, et elle a créé le studio de gravure qui a donné naissance à une génération de graveurs. Il y avait un esprit d’entreprise. Tout cela fait que, dans les années 60, le musée est devenu un véritable centre culturel de Rio de Janeiro. Un centre actif. Nous devons ce dynamisme à Carmen, qui possède une rare capacité à déléguer à d’autres, et parce qu’elle était une personne aussi compétente qui n’a jamais perdu son autorité, elle a soutenu les artistes d’avant-garde. C’est sa caractéristique naturelle. Je considère que les années d’or du MAM furent quand elle en a été à la tête. «
-l’atelier de décoration intérieure dirigé par Wladimir Alves de Souza
-l’atelier des éléments visuels de communication, théorie et pratique
-l’atelier de silk-screen dirigé par Giacomo Forti
-l’atelier libre de gravure dirigé par Johnny Friedlaender.
Johnny Friedlander, peintre et graveur renommé de nationalité franco-allemande, est missionné par l’UNESCO pour inaugurer l’atelier de gravure où il va assurer les cours pendant les quatre premiers mois. Son prestige attira toute sorte d’élève, des peintres, des graveurs et d’autres personnes qui ne connaissait rien à la gravure mais voulaient s’y former. Possédant une technique raffinée et employant des encres très légères et très colorées , Friedlaender causa l’étonnement parmi les élèves, ceux-ci étant plutôt habitués à un style de gravure à l’encre noire, plus pesante et tragique.
Elève du cours inaugural, Anna Letycia Quadros commente la façon de travailler du maître:
« Nous pouvions voir comment il travaillait, ce qu’il faisait quand il avait un problème de couleur. Il mettait plusieurs petites touches de couleurs différentes sur la même plaque, ce que nous n’osions pas faire car on nous avait enseigné qu’il fallait une plaque pour chaque couleur. Maintenant tout le monde fait comme ça!…La même chose pour le décalage de la plaque lors de l’impression, ce qui donnait un effet merveilleux. Oswaldo Goeldi ( son ancien professeur aux Beaux Arts de Rio) disait que c’était un truc comme pour les tours de magie, mais ce n’était pas un truc, il imprimait vraiment des effets avec ces nouvelles techniques…. »
O Ateliê livre de gravura do MAM Rio- Maria Luisa Luz Tavora
Après le lancement par Friedlander, ses assistants Edith Behring et Roberto De Lamonica assurent la direction des cours. Ruth Bess entre en 1964 dans le cours de Roberto De Lamonica.
Voici le témoignage d’Edith Behring, professeur principale du cours de gravure, une artiste brésilienne a peu près du même âge que Ruth et ayant également étudié à Paris, tentant de réconcilier les partisans de l’école classique de gravure avec celle des avant-gardistes:
O Ateliê livre de gravura do MAM Rio- Maria Luisa Luz Tavora
Le développement industriel ouvre de nouveaux horizons au développement de tous les arts plastiques. L’idée que la gravure devrait être limitée aux techniques traditionnelles n’est plus valable. Les puristes et les innovateurs auront les mêmes chances d’appliquer les techniques appropriées à leur sensibilité et à leur création intellectuelle. Tous les grands graveurs étaient novateurs dans le domaine de la technologie, confrontés seulement à la limitation des matériaux disponibles à l’époque, leur génie se manifestant par l’activité créatrice, mais aussi en copiant la technique, digne d’admiration, des artisans de leur époque.
L’année 1969 marque la fin des cours de l’atelier de gravure du MAM. Carmen Portinho, sa dynamique conceptrice, l’avait déjà quitté en 1966 et avait cédé sa place à Mauricio Roberto comme directeur exécutif. Le nouveau groupe dirigeant exige que les élèves des ateliers participent à un cycle de base incluant les cours d’Histoire de l’Art et d’Analyse Critique. De ce fait, la fréquentation des ateliers diminue. De plus, les mensualités à payer augmentent considérablement pour pouvoir suivre les cours devenus obligatoires. Les professeurs responsables de l’atelier de gravure, Edith Behring et Anna Letycia Quadros, n’étaient pas d’accord avec cette nouvelle orientation; mais il est vrai que le financement de leur cours était déjà déficitaire dès 1961 et ne rapportait aucun bénéfice au MAM. Ce mauvais résultat financier était compensé jusqu’alors par la renommée et le rayonnement international du cours de l’atelier de gravure libre du MAM grâce au programme d’échange d’expositions et de conférences en Europe, aux Etats-Unis et en Amérique du Sud dont ont bénéficié tous ses élèves. Ainsi, à partir du milieu de l’année 69, le « cours d’atelier libre de gravure » disparait et laisse la place à un cycle d’étude artistique comprenant plusieurs disciplines dont la gravure et mélangeant la théorie et la pratique.
Ruth Bess a donc bénéficié de cette expérience collective de l’atelier à sa meilleure époque. Grâce à ces cours de haut niveau, elle a pu débuté une carrière d’artiste graveur et a remporté de nombreux prix au Brésil et dans le monde entier tout comme beaucoup d’autres élèves de l’atelier.
Je donne le mot de la conclusion à Carmen Portinho dans ce témoignage:
L’atelier de gravure n’a pas causé de préjudice, l’atelier a attiré l’attention de tous les artistes, enseignants, du monde entier sur le musée. Lorsque vous parlez du musée, vous vous souvenez immédiatement de l’atelier. Nous avons déjà payé une publicité, elle est venue toute seule. Je pense que ce n’est pas seulement l’argent qui contribuera à la continuité du musée, mais aussi la renommée de l’ enseignement divulgué dans ce musée.
O Ateliê livre de gravura do MAM Rio- Maria Luisa Luz Tavora