“Sombre est noir” d’Amy Bakaloff Courvoisier, recueil de poèmes publié en 1945, illustré par une gravure et deux dessins d’Oscar Dominguez, texte intégral:






























“Sombre est noir” d’Amy Bakaloff Courvoisier, recueil de poèmes publié en 1945, illustré par une gravure et deux dessins d’Oscar Dominguez, texte intégral:
La première grande loi fédérale allemande d’indemnisation des victimes du National-Socialisme a été votée en 1952 sous le nom de loi BEG “Bundesentschädigungsgesetz”. Retrouvé parmi les documents de Ruth, cet écrit officiel du “bureau des réparations” ( Wiedergutmachung = littéralement: faire bien à nouveau ) de Hambourg daté du 22 octobre 1956, en réponse à la demande de réparation de Ruth, sa mère et sa soeur :
Traduction des documents ci-dessus:
« Ville libre et Hanséatique de Hambourg, direction sociale des réparations Le 22 octobre 1956
à Mademoiselle Ruth Bessoudo Schlüterstrasse 6, Hambourg 13.
Représentée par maître Ernst Warnholtz, avocat, Mönkedamm 7, Hambourg 7.
Objet: Votre demande en réparations du préjudice financier résultant de prélèvements exceptionnels en qualité d’héritiers de Monsieur Bessoudo.
Nous vous informons par la présente que notre bureau a déterminé que votre demande était entièrement justifiée. Le bureau des réparations reconnaît la persécution du testateur qui a payé des taxes spéciales pour raisons raciales, ceci déclenchant la procédure de dédommagement dans la mesure où il s’agit d’une sanction administrative excessive dépassant les 200 000 Reichsmark et qu’il a donc subi une perte financière.
Après un examen plus approfondi des dommages, le bureau a estimé le montant de la demande d’indemnisation.
Vous avez la possibilité de réclamer dans un délai d’un mois si vous n’êtes pas d’accord avec le certificat de réparation ci-joint en double exemplaire. Il est particulièrement souligné que notre bureau ne peut accepter aucun recours arguant que le dédommagement ait été effectué sous la contrainte puisque nous vous fournissons une copie de l’acte.
Si vous êtes prête à accepter le dédommagement proposé, veuillez signer les deux copies du certificat et nous les retourner. Au cas où vous ne seriez pas d’accord avec ce dédommagement, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous mentionner les points que vous contestez.
Le testateur a été condamné à une amende de 200 000 Reichsmark par ordonnance administrative du 11 mai 1938. Selon les enquêtes du bureau au département de l’économie et des transports, l’ancienne autorité du commerce et des transports, les faits suivants doivent être considérés comme avérés:
En 1938, presque tous les marchands de tapis basés à Hambourg ont été concernés par des décisions administratives leur infligeant des amendes en raison des revenus supplémentaires générés et ceci, qu’ils aient été persécutés ou non. Cependant, en raison des enquêtes effectuées, il faut supposer que les propriétaires de commerce qui n’étaient pas exposés à la persécution nazie, ont été condamnés à une amende correspondant au montant de leurs bénéfices. D’autre part, les deux commerçants juifs et propriétaires Bessoudo et Nathan Juster, ont été condamnés à payer des amendes 3 à 4 fois plus élevées que leurs bénéfices. Concernant cette taxation, il s’agissait donc d’une mesure de persécution, de sorte que la demande peut être reconnue.
Le montant de la créance, en revanche, ne peut plus être établie correctement. La preuve d’une amende n’a pas été versée au dossier par le requérant.
Dans le cas parallèle du commerçant Nathan Juster*, les documents étaient versés au dossier, de sorte que la déclaration était précise. Dans son cas, la hausse de la sanction administrative était de 69%. Du fait que les sanctions administratives ont été prononcées en même temps et vu la tendance de l’ancienne autorité en matière de commerce et de transports maritimes par rapport aux commerçants juifs, les montants de la hausse ont dû être identiques. Il est donc juste de traiter les cas de Bessoudo et de Nathan Juster de manière analogue, ainsi que pour le montant de la réparation à calculer.
L’amende excessive infligée au défunt s’élève à 69% de 200 000 Reichsmarks soit:… 138 000 Reichsmarks.
Somme convertie conformément au paragraphe 11 de la loi BEG en Deutsche Mark ( taux 10:2): …27600 DM**
Mme veuve Clara Bessoudo reçoit donc la moitié soit:…13800 DM***
Ses deux filles Ruth Bessoudo et Désirée Stanbury née Bessoudo reçoivent un quart chacune soit:…6900 DM****
Lors de l’établissement de l’avis juridique par l’institut Max Planck de Tübingen le 30.10.1952, le bureau a pris en compte le certificat de succession du tribunal d’instance de Hambourg (VI 1494/52) daté du 20.11.1952 pour déterminer les quotas de succession.
Tous les intervenants ont expressément accepté cette règle.
Respectueusement,
Müller-Dieckert, Président. »
** l’équivalent en euros de cette somme de 27600 Deutsche Mark de 1956 est d’environ 2760 euros.
***l’ équivalent en euros de cette somme de 13800 Deutsche Mark de 1956 est d’environ 1380 euros.
****l’ équivalent en euros de cette somme de 6900 Deutsche Mark de 1956 est de 690 euros.
Un peu d’histoire pour éclairer cette décision administrative:
Le terme d’ « aryanisation » désigne les processus d’exclusion, d’expropriation et de spoliation des juifs pendant la période du nazisme. Le commerçant juif est contraint à : soit liquider son affaire à des prix sous évalués, soit voir son entreprise reprise sans aucune indemnité par de nouveau propriétaires non juifs donc aryens. Ce phénomène débute dès 1933 et se durcit particulièrement au lendemain de « la Nuit de Cristal *» le 12 novembre 1938 avec le décret sur l’ élimination des Juifs de la vie économique allemande.
A Hambourg en 1938-1939, environ 1500 entreprises ou commerces juifs sont liquidés ou « cédés » à des aryens. Tous leurs employés juifs sont renvoyés. Les commerçants juifs encore épargnés se voient lourdement taxés sur leurs biens. L’exemple le plus célèbre à Hambourg de la propagande antisémite est celui de l’entreprise Beiersdorf qui produit la célèbre crème Nivea: l’entreprise concurrente aryenne Lovana inonde la ville de tracts annonçant « N’utilisez plus de crème juives pour le corps! La crème Lovana est aussi efficace, moins chère et de fabrication 100% allemande! »
Dans un premier temps, le marchand de tapis Ha¨ïm Bessoudo a dû payer d’énormes taxes sur ses biens afin de conserver son entreprise en activité, mais jusqu’à quelle date? Dans le document présenté ci-dessus, rien ne nous informe sur le sort final de son commerce d’import-export . Nous savons seulement que, apprenant qu’il avait été dénoncé, il a du fuir en 1939 ou en 1940 précipitamment vers le Maroc où il est décédé, atteint par l’épidémie de typhus, à Tanger en 1942.
Mais revenons au montant de la « réparation » obtenue par Ruth, sa mère Clara et sa sœur Désirée: les sommes perçues en Deutsche Mark en 1956 et converties approximativement en euros d’aujourd’hui paraissent très faibles ( part de Ruth équivalent à 690 euros d’aujourd’hui). Il faut considérer deux facteurs pour expliquer cela: tout d’abord, le peu de documents fournis par Ruth et sa famille pour étayer sa requête ne lui a pas permis de contester cette somme et donc réclamer plus. D’autre part, considérant le miraculeux redressement économique de l’Allemagne dans les années 50 et 60, le Deutsche Mark enfin durablement stable après le traumatisme de l’inflation terrible du Reichsmark d’après guerre, la somme de 6900 Deutsche Mark perçue par Ruth n’était pas si négligeable si on considère le coût de la vie de l’ époque. Le revenu brut par famille est en moyenne de 500 Deutsche Mark. Le logement, la nourriture, les équipements, les transports et l’éducation, donc la dépense moyenne mensuelle d’une famille équivaut à ce même montant. Ruth a donc reçu en « réparation » environ 14 mois de budget pour une famille de la classe moyenne, la même somme pour sa sœur, et le double pour sa mère.
Ces calculs et leurs justifications pragmatiques et matérialistes ne diminuent en rien le préjudice moral et les souffrances subies par les survivants, les familles et les descendants des victimes du Régime Nazi.
Souvenez-vous: Ruth Bessoudo fut l’élève de Paul Colin…..Après les “Années Folles” succédant à la Première Guerre Mondiale, puis la période “Art Déco”, arrive la Grande Dépression de 1929. Nous sommes alors en 1935 , bientôt le Front Populaire, la gauche au pouvoir en France. Ruth a une vingtaine d’années et habite, au milieu d’autres élèves de toutes nationalités, au n°13 de la rue Montchanin ( rebaptisée aujourd’hui rue Jacques Bingen) dans le 17ème arrondissement de Paris, un hôtel particulier de style inspiré du gothique et de la Renaissance qui abrite l’école d’affichistes dirigée par Paul Colin.
Ruth y croise les élèves Bernard Villemot, Herbert Leupin, devenus de célèbres affichistes.
Quelle est l’ambiance parisienne de ces années là? Les artistes et les intellectuels du quartier Montparnasse ont maintenant déménagé à Saint Germain des Prés. Pour oublier un temps la crise politique et financière, c’est l’effervescence des lieux de distraction:
Les revues de Music Hall avec Joséphine Baker, les dancings avec musique jazz et biguine du “Bal Nègre” de la rue Blomet, les champs de courses, le cinéma avec Charlie Chaplin et Marlène Dietrich, le Cirque d’Hiver de Paris avec Achille Zavatta, les expositions avec le Salon des Arts Ménagers au Grand palais…pour les plus fauchés, le spectacle est dans la rue, en flânant aux terrasses des cafés ou en regardant les nombreuses “réclames” matérialisées par des affiches de toutes sortes qui tapissent les murs de Paris. Le langage et le style de l’affiche publicitaire s’adapte aux temps nouveaux: Mucha et l’ Art Nouveau ( ou “art nouille”) sont détrônés par Paul Colin et l’Art Déco.
Différences de lignes, de couleurs, de format, de graphisme dans l’écriture. Le style de Paul Colin est beaucoup plus dépouillé, moins esthétique mais finalement plus expressif par l’exagération des formes, les gros plans et le contraste de seulement trois couleurs. La muse qui les inspire n’est pas la même: Sarah Bernhardt pour Mucha et Joséphine Baker pour Paul Colin!
Ruth est-elle allée voir Achille Zavatta au Cirque d’Hiver ou au Cirque Médrano? Inspirée pour un essai d’affiche représentant des clowns sur la piste, voici un dessin tout à fait dans l’esprit de son professeur Paul Colin:
Voici deux dessins de Paul Colin sur le thème du cirque desquels Ruth s’est peut-être inspirée…une similitude dans le gros trait blanc qui souligne le clown Grock et le cercle de la piste, le léger quadrillage noir sur les deux clowns, la multitude des spectateurs figurée par des aplats minimalistes.
Amy Bakaloff Courvoisier vient de partout et va partout: de Bulgarie, de France, de Suisse, du Brésil, du Vénézuéla…en Allemagne, au Japon, au Mexique, en Inde… et ailleurs encore et toujours.
Le 29 juin 1907, à Kyustendil en Bulgarie, naît Amy d’un père bulgare, Gospodin Ivanov Bakalov, et d’une mère française, Aimée Jaquet Courvoisier. Son père, né en 1870, est un juriste.
Pendant la période de l’entre-deux guerre, profitant de la bonne maîtrise de la langue française acquise grâce à sa mère, Amy quitte la Bulgarie pour étudier à Paris: il se forme en droit, en histoire de l’art et en littérature. Il aime communiquer, a le contact facile et s’oriente vers le journalisme. Son entourage appartient au monde de l’art et de la littérature.
Son cercle d’amis proches regroupe des poètes: Paul Eluard, Paul Valéry, André Breton, Georges Hugnet, Jean Cocteau, Robert Desnos…et des peintres, la plupart exilés comme lui: Wifredo Lam, Pablo Picasso, Angel Hurtado, Oswaldo Vigas, Oscar Dominguez, Salvador Dali, Victor Brauner….
Tous tendent vers un “esprit nouveau” , une union du réel et de l’imaginaire qu’on appelle Surréalisme.
Nous sommes en 1940, la ville de Paris est occupée par l’armée allemande. Amy entre en résistance sous le pseudonyme de Jean Jaquet.
Cette même année, il publie pour la première fois un recueil de poèmes en langue bulgare: “Terre ronde”. Refusant d’exercer son métier de journaliste à la solde des nazis, il mène plusieurs actions très risquées: la réalisation et la distribution de tracts de propagande anti-allemande, la réception et la cache de postes de T.S.F ainsi que d’explosifs, la mise en liaison avec des groupements patriotiques,
la fabrication de fausses cartes d’identité, la mise à disposition de planques pour les juifs en fuite. En 1943, il entre dans le réseau de résistants “Pavillon noir” dirigé par le lieutenant Guyon et le commandant Ferrel. Il y exerce comme interprète pour aider des évadés alliés russes. Il transmet
des informations politiques et militaires stratégiques comme la position des troupes allemandes sur le front de Normandie, la localisation des entrepôts allemands à faire exploser. Il collabore avec son ami Paul Eluard à la publication semi-clandestine d’un recueil de poèmes en 1942 aux Editions de minuit, “Poésie et Vérité”, lequel s’ouvre avec le fameux poème de résistance ” Liberté”, “..j’écris ton nom”. Cette année 1942, Paul Eluard adhère au parti communiste, indissociable de la lutte contre le facisme. Ce poème, traduit en dix langues, a été parachuté par la Royal Air Force sur les contrées occupées…
En 1945, Amy publie, avec l’aide de Paul Eluard, son premier recueil de poèmes en français sous le titre de ” Sombre est noir”, tiré à 232 exemplaires, illustré par une eau forte originale signée et deux dessins de son ami le peintre surréaliste espagnol Oscar Dominguez.
Voici un extrait de ce recueil, aussi sombre que son titre l’indique, car Amy y exprime tout son dégoût de la guerre:
“L’ombre est la nuit Mais la nuit n’est pas l’ombre Le sombre est noir Mais le noir n’est pas sombre
L’horizon est horizon Le ciel est ciel Les oiseaux des oiseaux Et le tunnel est sombre
Le jour n’est pas la nuit Le jour est sombre L’horizon nous sert de tombe Mais il luit
Le tunnel rejette un train L’espoir peut-être” Amy Bakaloff 1945
Il est maintenant nécessaire de faire le lien entre Amy et Ruth Bessoudo, sa future épouse, peut être la personnification de la petite chandelle sur la gravure d’Oscar Dominguez dans la vie d’Amy… Pendant la période de l’entre-deux guerre, Amy et Ruth se sont rencontrés, en Allemagne et à Paris, suite à un échange bilatéral via un groupe franco-allemand dans le cadre de la tentative de réconciliation franco-allemande suite à la Première Guerre Mondiale.
Marqué et démoralisé par la guerre, Amy veut changer d’ambiance et quitter l’Europe déchirée et meurtrie. Il rêve de partir pour le Brésil, mais décide en 1947 sur un coup de tête d’émigrer à Caracas avec Ruth sur les conseils de son ami poète, vénézuélien, Angel Corao. Grâce à son réseau d’amis et connaissances, il y trouve un travail: rédiger des chroniques sur l’actualité du cinéma dans des quotidiens ou des revues.
Bien implanté dans le milieu des réalisateurs, des producteurs et des critiques d’art, Amy contribue en 1951 à la création d’une revue bimensuelle dédiée au cinéma: “Venezuela Cine”, pour laquelle Ruth assure la création graphique. Sous son impulsion, le premier ciné-club d’art et d’essai voit le jour dans des salles de cinéma ou de théâtre de Caracas. En collaboration avec le critique d’art et réalisateur français Gaston Diehl, alors nommé professeur détaché par le ministère des Affaires Etrangères au Venezuela, Amy participe à la création du premier Festival du Film au Venezuela. Enfin, en 1955, Amy est engagé par la société Unifrance qui promeut le cinéma français à l’étranger; il devient correspondant délégué d’Unifrance – Film pour l’Amérique latine.
Pendant 10 années, Caracas sera donc le nouveau lieu de résidence d’Amy et Ruth. Ce “port d’attache” est souvent quitté pour de nombreuses escales à travers le monde, au gré des festivals de cinéma. Amy et Ruth, laquelle est devenue attachée de presse, voyagent en avion vers Venise, vers Berlin, vers Cannes tout particulièrement pour y rencontrer des acteurs, des réalisateurs, des producteurs, tous ceux qui font l’actualité du cinéma de l’époque.
Le monde des artistes peintres, des gens de plume se mêle au monde des vedettes du cinéma lors de ces évènements internationaux que sont par exemple le festival de Cannes ou celui de Berlin. Une rencontre en amène une autre, Amy a le don de nouer des amitiés facilement, il est ouvert, curieux, et doué d’une ouverture d’esprit et d’un charme naturel qui lui attire toutes les sympathies.
Son épouse Ruth est plus discrète, plus effacée, mais elle suit Amy partout et profite de ses nombreuses relations pour obtenir des interwiews et faire des photos pour alimenter la revue vénézuélienne ” Venezuela Cine”.
Pendant ces dix années à Caracas, un lien particulier s’installe entre le réalisateur Luis Bunuel et Amy Courvoisier. A partir de 1946, Luis Bunuel s’est installé à Mexico. Il a été obligé de quitter l’Espagne pour son soutien à la cause républicaine et ensuite les Etats-Unis, où il avait migré dans un premier temps, à cause de ses sympathies communistes. C’est pour le réalisateur une période de renaissance artistique, notamment en 1951 avec le succès de son film “Los Olvidados” ( “Les Oubliés”) sur les enfants perdus des bidonvilles de Mexico. Ce film reçoit le prix de la mise en scène au festival de Cannes de 1951. Luis et Amy se rencontrent régulièrement dans la maison du réalisateur à Mexico.
Des discussions sans fin s’engagent entre les deux passionnés: sur l’expression cinématographique, sur le Surréalisme, la littérature, la musique, la politique…Jusqu’à la mort de Luis Bunuel en 1983, Amy, où qu’il soit, fera tout pour le rencontrer au moins une fois par an.
Le travail d’Amy pour Unifrance l’amène à choisir un nouveau port d’attache en Amérique du Sud: ce sera Rio de Janeiro au Brésil…
…ce pays qu’il rêvait de connaitre et où il va rester pendant une vingtaine d’années toujours comme délégué Unifrance pour l’Amérique latine.
Eternel voyageur, Amy continue à s’absenter régulièrement à travers le monde pour raisons professionnelles ou privées.
Pendant ses séjours à Rio de Janeiro, son épouse Ruth et lui reçoivent des amis artistes du monde entier mais aussi des brésiliens: l’écrivain Jorge Amado, le compositeur Vinicius de Moraes, le peintre Carlos Scliar et le graveur Roberto de la Monica…entre autres.
Pendant ce temps, Ruth s’est inscrite à l’atelier de gravure du musée d’art moderne de Rio où elle apprend et se perfectionne dans la technique de la gravure en taille douce et y côtoie de nombreux autres artistes graveurs brésiliens.
Amy, dans son recueil de poèmes ” Jacaré solitaire”, publié en 1979, nous raconte comment l’écrivain Jorge Amado a poussé Ruth sur le chemin de la gravure, domaine dans lequel elle pouvait exprimer son goût pour la nature. Il nous dit aussi la solitude et les joies de Ruth à concrétiser sur les plaques de cuivre ses visions oniriques de ces animaux d’Amazonie qui la fascinent. Amy y exprime sa connivence et son admiration pour Ruth, même si leurs deux caractères sont si différents.
“Le coupable des feuilles des jacarés des insectes
Qui l’aurait cru est Jorge Amado
Le prochain ou futur prix Nobel
Qui a dit à Bess Abandonne le reste
Le cuivre est ton destin Roberto de la Monica
Est mon ami et il sera ton guide…” Extrait de “Jacaré solitaire”
Voyages, rencontres et surtout écriture vont occuper cette période brésilienne. Entre 1960 et 1978, Amy publie 8 autres ouvrages, en plus de “Jacaré solitaire”:
–“Dialogando por el mundo, de Chaplin à Hemingway” aux éditions EDIME, collection Cantaclaro, Madrid 1960:
cet ouvrage regroupe la retranscription des discussions qu’Amy a eu avec des artistes célèbres comme Jean Cocteau, Françoise Sagan, Roberto Rossellini, Serge Lifar, Ernest Hemingway…et bien d’autres.
–“Cinema 7° cielo hoy y ayer”, éditions EDIME, collection Cantaclaro, Madrid 1961:
Cet ouvrage est un hommage au cinéma vu à travers quelques acteurs mythiques comme Louise Brooks, Greta Garbo, Giulietta Masina, Charlie Chaplin…
–“Je ne parle pas javanais”, éditions Saint Germain des Prés, collection miroir oblique, Paris 1971:
Amy y livre ses aventures autobiographiques en poèmes. Ce recueil, tiré à 40 exemplaires sur vélin d’Arches, est illustré par 2 gravures signées dans la marge de Ruth Bess.
–“Quelques tableaux de ma chambre racontent” éditions Saint Germain des Prés, Paris 1973:
Les tableaux, offerts par ses amis artistes, qu’Amy contemplent chaque jour dans sa chambre, lui inspirent des poèmes. A ce propos, voici “la petite histoire” à l’origine du poème illustrant un pastel du peintre cubain Wifredo Lam…
Le pastel que Wifredo Lam a offert à Amy en 1957, ci-dessus, est illustré par ce poème d’Amy ci-dessus.Il s’agit d’un joyeux souvenir d’une escapade dans le splendide parc naturel de Canaïma au Vénézuela. Wifredo Lam, guidé par Amy et Ruth, découvre la jungle, les montagnes tabulaires, les lacs et les chutes d’eau spectaculaires dans une contrée sauvage peuplée par quelques indigènes qui leur racontent les légendes locales.
–“Terre fumée Patagonie” éditions Saint Germain des Prés, Paris 1974: recueil de poèmes.
–“La flute de cet indien Cochabamba” éditions Saint Germain des Prés, Paris 1976.
-“La poésie aujourd’hui, anthologie” éditions Saint Germain des Prés 1975: collectif de poèmes.
-“Vagabondages, adolescence, n°1” éditions Atelier Marcel Jullian 1978: revue de poésie, collectif.
Le 2 mars 1978, Amy Courvoisier est nommé chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.
A l’âge de 73 ans, Amy prend sa retraite et quitte son poste à Unifrance.
Souffrant, il décide de retourner vers Paris pour s’y faire soigner. Il décède à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 11 avril 1984.
Pour cerner la belle personnalité d’Amy, voici un florilège d’articles de presse et de lettres provenant de son entourage ou écrit par lui-même. Quelques témoignages sincères de son vivant et en son hommage après sa mort….
Et pour terminer, ce petit mot écrit pour Amy par un ami (que je n’ai pu identifier d’après sa signature…si jamais un de mes lecteurs ou lectrices le reconnait…) et qui nous ramène au titre de mon article : Le poète Voyageur
Nous sommes en 1891, Haim Isaac Bessoudo est alors un garçon de 12 ans vivant à Istanbul dans une famille juive séfarade aisée d’origine espagnole, bien implantée dans la société ottomane, son père est banquier.
1891 est aussi l’année de la première exposition importante consacrée aux tapis d’Orient à Vienne. Le goût des européens pour tout ce qui vient du Levant, “l’Orientalisme”, se manifeste dès le début du XIX ème siècle, que ce soit sous la forme littéraire ou picturale.
Certains tableaux de la Renaissance, notamment des peintres vénitiens, offrent des représentations de tapis d’Orient dès le XV ème et le XVI ème siècle car, à cette période, les commerçants de Venise échangent des produits précieux avec l’Empire Byzantin par voie maritime.
Les historiens d’art voyagent vers l’Orient pour parfaire leurs connaissances et publient des articles et des livres sur ce sujet, ils ramènent des tapis, puis les collectionneurs et les simples voyageurs curieux, s’y rendent à leur tour. Dans le dernier tiers du XIX ème siècle, les plus beaux spécimens et collections seront déplacés dans des musées comme celui des Arts Décoratifs de Berlin.
Les tapis d’Orient font alors partie des collections princières en Europe. Ils décorent aussi les salons des bâtiments administratifs comme les ambassades et consulats, ils ornent les appartements des bourgeois aisés voulant se distinguer par un intérieur exotique.
En matière de décoration, le tapis oriental se pose à terre, mais peut aussi servir à recouvrir des divans, des tables, ou des coffres.
Tous les amateurs de tapis sont curieux des techniques de tissage, des provenances multiples et des innombrables motifs. Certains tentent de perfectionner les métiers à tisser européens pour reproduire ces magnifiques tapis mais aucun ne parvient à égaler le travail des habiles artisans orientaux ( les arméniens sont les plus doués pour ce travail): les nombreuses contraintes techniques liées aux principes de nouage sophistiqués, le secret des teintures naturelles, les qualités des différents fils et les différents motifs à base mathématique et géométrique ne sont pas facile à reproduire.
Le succès des tapis orientaux vient de cette nouveauté qu’ils ne racontent pas d’histoire, pas de scènes figuratives, pas de perspectives ; ils sont purement décoratifs, au contraire de la production des tentures, tapis et tapisseries européennes comme dans les manufactures de Beauvais, d’Aubusson ou de La Savonnerie par exemple.
Nous retrouvons donc Haim Isaac Bessoudo, le père de Ruth, au début du XX ème siècle, faisant de l’import-export de marchandises d’Orient et plus spécialement de tapis, à Hambourg. Cette ville portuaire, qu’on appelle la ville hanséatique car appartenant à la Ligue des Marchands de la Hanse ( du vieil allemand “Hansa” qui signifie “corporation”) en Europe du Nord depuis le moyen âge, possède alors un gigantesque quartier d’entrepôts en zone franche appelé “Speicherstadt”. Il a été progressivement construit sur plusieurs canaux entre 1885 et 1927.
Ces entrepôts regorgent de marchandises diverses amenées par des bateaux à vapeur. Des compagnies maritimes relient Hambourg et d’autres grands ports du nord de l’Europe à plusieurs grandes villes du bassin méditerranéen jusqu’au détroit du Bosphore à Istanbul.
La compagnie la plus importante à l’époque s’appelle la “Deutsche Levante Linie”, elle est crée en 1889. Ses gros bateaux à vapeur transportent des passagers et du fret commes des tissus, du bois, des tapis, des épices, du cuir, du papier, du tabac, des céramiques…Ces marchandises alimentent les boutiques de la ville de Hambourg et de ses environs.
Parmi ces magasins figure celui à la belle devanture du père de Ruth, au centre ville de Hambourg. Cette entreprise d’import-export a été fondée en 1894 par des membres de sa famille. Haim Isaac Bessoudo les a rejoint d’Istanbul à Hambourg pour travailler avec eux; peut-être, à cette occasion a t-il voyagé sur l’un des bateaux de la Deutsche Levante Linie…
Voici une petite anecdote qui illustre bien l’attrait des européens pour les magnifiques tapis d’orient: en 1917, le sultan ottoman Mehmed V se voit remettre en décoration la Croix Hanséatique par le sénateur de Hambourg Max Predöhl en reconnaissance et mérite pour l’appui de l’Empire Ottoman aux côtés de l’Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale.En 1918, en remerciement, le sultan offre au sénat de Hambourg un très beau et très précieux tapis en soie de la célèbre manufacture ottomane de Hereke.
Ce tapis a aujourd’hui malheureusement disparu. On pense qu’il a été détruit pendant les bombardements de la terrible “opération Gomorrhe” de 1943 qui a détruit une grande partie de la ville de Hambourg.
L’entreprise d’import-export d’Haim Isaac Bessoudo sera florissante jusque dans les années 1930. L’avènement d’Hitler comme chancelier et la persécution des juifs provoquera sa chute… et sa fuite au Maroc.