La première grande loi fédérale allemande d’indemnisation des victimes du National-Socialisme a été votée en 1952 sous le nom de loi BEG « Bundesentschädigungsgesetz ». Retrouvé parmi les documents de Ruth, cet écrit officiel du « bureau des réparations » ( Wiedergutmachung = littéralement: faire bien à nouveau ) de Hambourg daté du 22 octobre 1956, en réponse à la demande de réparation de Ruth, sa mère et sa soeur :
Traduction des documents ci-dessus:
« Ville libre et Hanséatique de Hambourg, direction sociale des réparations Le 22 octobre 1956
à Mademoiselle Ruth Bessoudo Schlüterstrasse 6, Hambourg 13.
Représentée par maître Ernst Warnholtz, avocat, Mönkedamm 7, Hambourg 7.
Objet: Votre demande en réparations du préjudice financier résultant de prélèvements exceptionnels en qualité d’héritiers de Monsieur Bessoudo.
Nous vous informons par la présente que notre bureau a déterminé que votre demande était entièrement justifiée. Le bureau des réparations reconnaît la persécution du testateur qui a payé des taxes spéciales pour raisons raciales, ceci déclenchant la procédure de dédommagement dans la mesure où il s’agit d’une sanction administrative excessive dépassant les 200 000 Reichsmark et qu’il a donc subi une perte financière.
Après un examen plus approfondi des dommages, le bureau a estimé le montant de la demande d’indemnisation.
Vous avez la possibilité de réclamer dans un délai d’un mois si vous n’êtes pas d’accord avec le certificat de réparation ci-joint en double exemplaire. Il est particulièrement souligné que notre bureau ne peut accepter aucun recours arguant que le dédommagement ait été effectué sous la contrainte puisque nous vous fournissons une copie de l’acte.
Si vous êtes prête à accepter le dédommagement proposé, veuillez signer les deux copies du certificat et nous les retourner. Au cas où vous ne seriez pas d’accord avec ce dédommagement, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous mentionner les points que vous contestez.
Le testateur a été condamné à une amende de 200 000 Reichsmark par ordonnance administrative du 11 mai 1938. Selon les enquêtes du bureau au département de l’économie et des transports, l’ancienne autorité du commerce et des transports, les faits suivants doivent être considérés comme avérés:
En 1938, presque tous les marchands de tapis basés à Hambourg ont été concernés par des décisions administratives leur infligeant des amendes en raison des revenus supplémentaires générés et ceci, qu’ils aient été persécutés ou non. Cependant, en raison des enquêtes effectuées, il faut supposer que les propriétaires de commerce qui n’étaient pas exposés à la persécution nazie, ont été condamnés à une amende correspondant au montant de leurs bénéfices. D’autre part, les deux commerçants juifs et propriétaires Bessoudo et Nathan Juster, ont été condamnés à payer des amendes 3 à 4 fois plus élevées que leurs bénéfices. Concernant cette taxation, il s’agissait donc d’une mesure de persécution, de sorte que la demande peut être reconnue.
Le montant de la créance, en revanche, ne peut plus être établie correctement. La preuve d’une amende n’a pas été versée au dossier par le requérant.
Dans le cas parallèle du commerçant Nathan Juster*, les documents étaient versés au dossier, de sorte que la déclaration était précise. Dans son cas, la hausse de la sanction administrative était de 69%. Du fait que les sanctions administratives ont été prononcées en même temps et vu la tendance de l’ancienne autorité en matière de commerce et de transports maritimes par rapport aux commerçants juifs, les montants de la hausse ont dû être identiques. Il est donc juste de traiter les cas de Bessoudo et de Nathan Juster de manière analogue, ainsi que pour le montant de la réparation à calculer.
L’amende excessive infligée au défunt s’élève à 69% de 200 000 Reichsmarks soit:… 138 000 Reichsmarks.
Somme convertie conformément au paragraphe 11 de la loi BEG en Deutsche Mark ( taux 10:2): …27600 DM**
Mme veuve Clara Bessoudo reçoit donc la moitié soit:…13800 DM***
Ses deux filles Ruth Bessoudo et Désirée Stanbury née Bessoudo reçoivent un quart chacune soit:…6900 DM****
Lors de l’établissement de l’avis juridique par l’institut Max Planck de Tübingen le 30.10.1952, le bureau a pris en compte le certificat de succession du tribunal d’instance de Hambourg (VI 1494/52) daté du 20.11.1952 pour déterminer les quotas de succession.
Tous les intervenants ont expressément accepté cette règle.
Respectueusement,
Müller-Dieckert, Président. »
** l’équivalent en euros de cette somme de 27600 Deutsche Mark de 1956 est d’environ 2760 euros.
***l’ équivalent en euros de cette somme de 13800 Deutsche Mark de 1956 est d’environ 1380 euros.
****l’ équivalent en euros de cette somme de 6900 Deutsche Mark de 1956 est de 690 euros.
Un peu d’histoire pour éclairer cette décision administrative:
Le terme d’ « aryanisation » désigne les processus d’exclusion, d’expropriation et de spoliation des juifs pendant la période du nazisme. Le commerçant juif est contraint à : soit liquider son affaire à des prix sous évalués, soit voir son entreprise reprise sans aucune indemnité par de nouveau propriétaires non juifs donc aryens. Ce phénomène débute dès 1933 et se durcit particulièrement au lendemain de « la Nuit de Cristal *» le 12 novembre 1938 avec le décret sur l’ élimination des Juifs de la vie économique allemande.
A Hambourg en 1938-1939, environ 1500 entreprises ou commerces juifs sont liquidés ou « cédés » à des aryens. Tous leurs employés juifs sont renvoyés. Les commerçants juifs encore épargnés se voient lourdement taxés sur leurs biens. L’exemple le plus célèbre à Hambourg de la propagande antisémite est celui de l’entreprise Beiersdorf qui produit la célèbre crème Nivea: l’entreprise concurrente aryenne Lovana inonde la ville de tracts annonçant « N’utilisez plus de crème juives pour le corps! La crème Lovana est aussi efficace, moins chère et de fabrication 100% allemande! »
Dans un premier temps, le marchand de tapis Ha¨ïm Bessoudo a dû payer d’énormes taxes sur ses biens afin de conserver son entreprise en activité, mais jusqu’à quelle date? Dans le document présenté ci-dessus, rien ne nous informe sur le sort final de son commerce d’import-export . Nous savons seulement que, apprenant qu’il avait été dénoncé, il a du fuir en 1939 ou en 1940 précipitamment vers le Maroc où il est décédé, atteint par l’épidémie de typhus, à Tanger en 1942.
Mais revenons au montant de la « réparation » obtenue par Ruth, sa mère Clara et sa sœur Désirée: les sommes perçues en Deutsche Mark en 1956 et converties approximativement en euros d’aujourd’hui paraissent très faibles ( part de Ruth équivalent à 690 euros d’aujourd’hui). Il faut considérer deux facteurs pour expliquer cela: tout d’abord, le peu de documents fournis par Ruth et sa famille pour étayer sa requête ne lui a pas permis de contester cette somme et donc réclamer plus. D’autre part, considérant le miraculeux redressement économique de l’Allemagne dans les années 50 et 60, le Deutsche Mark enfin durablement stable après le traumatisme de l’inflation terrible du Reichsmark d’après guerre, la somme de 6900 Deutsche Mark perçue par Ruth n’était pas si négligeable si on considère le coût de la vie de l’ époque. Le revenu brut par famille est en moyenne de 500 Deutsche Mark. Le logement, la nourriture, les équipements, les transports et l’éducation, donc la dépense moyenne mensuelle d’une famille équivaut à ce même montant. Ruth a donc reçu en « réparation » environ 14 mois de budget pour une famille de la classe moyenne, la même somme pour sa sœur, et le double pour sa mère.
Ces calculs et leurs justifications pragmatiques et matérialistes ne diminuent en rien le préjudice moral et les souffrances subies par les survivants, les familles et les descendants des victimes du Régime Nazi.
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